syngué sabour [sëge sabur] n. f. (du perse syngué « pierre », et sabour « patiente »). Pierre de patience. Dans la mythologie perse, il s’agit d’une pierre magique que l’on pose devant soi pour déverser sur elle ses malheurs, ses souffrances, ses douleurs, ses misères… On lui confie tout ce que l’on n’ose pas révéler aux autres… Et la pierre écoute, absorbe comme une éponge tous les mots, tous les secrets jusqu’à ce qu’un beau jour elle éclate… Et ce jour-là on est délivré.
Quelque part en Afghanistan ou ailleurs. Dans une ville en guerre, une femme veille son mari plongé dans le coma. L’homme, yeux ouverts et souffle régulier, est maintenu en vie tant par sa perfusion d’eau sucrée-salée que par les prières inlassables de sa femme. Elle cale sa respiration sur celle de l’homme, ses lèvres tremblent : elle prie, égrène son chapelet, scande quatre-vingt-dix-neuf fois l’un des noms de Dieu, « Al-Qahhâr, Al-Qahhâr, Al-Qahhâr ». Sa voix, d’abord ténue et hésitante, s’affirme : elle confie à l’homme endormi ses souvenirs, ses rêves avortés, ses doutes, ses angoisses, ses errances, ses peines, ses frustrations, ses rancœurs, ses colères… La somme irréductible de ses douleurs.
Ce court roman est stylistiquement saisissant ! Il est d’abord raconté par une sorte de conscience flottant dans la chambre de l’homme comateux, accordant autant d’importance à l’araignée tissant sa toile au plafond qu’à la femme entrant et sortant, revenant toujours au chevet de son mari. Notre regard reste fixé à la chambre, sans savoir ce qu’il advient à l’extérieur, sauf, parfois, par le bruit des bombes tombant alentour. Et, dans un premier temps, cette narration distanciée nous tient un peu « hors » du récit.
Puis, la femme prend la parole… Au début, elle semble encore craindre le corps pourtant inerte de son époux. Alors, elle ne fait que murmurer des choses jamais prononcées jusque-là, des souvenirs, des illusions perdues, des fragments de tendresse, des désirs inassouvis, des humiliations subies, des frustrations enfouies, des souffrances innombrables… Et l’audace, petit à petit, s’empare d’elle : des paroles plus âpres et crues, provocantes, s’échappent, franchissent sa bouche jusqu’alors soumise. Des mots interdits, des mots rebelles : elle apostrophe Dieu, insulte les hommes et leurs guerres, maudit son époux soldat d’Allah, se révolte contre l’obscurantisme religieux. Elle prie, elle crie. Elle était silence, dévouement et abnégation, elle devient femme.
L’écriture d’Atiq Rahimi est très dépouillée, parfois violente et crue. Parfois, aussi, elle fait silence… Elle dévoile avec subtilité, par fragments, en un long monologue d’abord hésitant et décousu, toutes les ambiguïtés de son personnage. Sous ses mots brûlants et désorientés, qui parfois trébuchent ou lui font défaut, la femme se révèle peu à peu avec une franchise et une audace déconcertante et libératrice. Elle nous livre un récit tour à tour léger et grave, sombre, poignant, étrangement beau.
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⭐⭐ Atiq Rahimi, Syngué sabour, Pierre de patience, éd. Gallimard, coll. Folio, 2010 (2008), 137 pages, 6,40 €.
Un très beau roman, en effet, et une écriture ciselée et épurée qui en dit très long.
Oui, beaucoup de choses sont « non dites », simplement évoquées, sous-entendues…
J’avais eu un peu de mal à entrer dans l’histoire mais j’ai finalement beaucoup aimé! Atiq Rahimi est de plus un auteur très intéressant!
Moi aussi ! J’ai eu un peu de mal au début, puis j’ai été totalement happée !
comme je te le disais, c’est le titre que je souhaite lire (j’avais pensé aux Cerfs-volants de Kaboul, mais je crois que l’auteur n’est pas Afghan, du moins légalement)
En effet, bien que d’origine afghane, Khaled Hosseini est américain. De lui, j’ai lu « Mille soleils splendides », une histoire bouleversante !